Conférence prononcée le 3 mai 2014 au Château de Ripaille dans le Chablais lors de la visite des AMIDUMIR par M. Alain Dufour
Le Chablais français est aujourd’hui une région majoritairement catholique, mais elle a été, pendant une bonne partie du XVIe siècle, une région protestante. Que s’est-il passé ?

Nous sommes au début de l’année 1536. Presque toute la Suisse romande actuelle était encore savoyarde, à l’exception des Cantons suisses de Fribourg, Neuchâtel et Valais, et de la ville de Genève bien sûr.
Berne et le Duc de Savoie
MM. de Berne, qu’un vieux contentieux opposait au duc de Savoie, avaient prêté des sommes considérables à ce prince, tout en demandant le Pays de Vaud en gage. Or le duc Charles, engagé dans force affaires embrouillées, était absolument hors d’état de rembourser. Les Bernois, après l’avoir mis en demeure de payer ses dettes, lui déclarèrent la guerre.
Pendant le siège de Gex arrivèrent des députés de Thonon, qui offraient spontanément leur soumission. Les succès du général Naegeli de Berne étaient tels que villes, bourgades et villages avaient ouvert leurs portes en les accueillant à bras ouverts.
La Liberté Religieuse : Un nouveau concept ?
MM. de Berne avaient prévu que la conquête des nouveaux territoires devait permettre la libre prédication de l’Évangile. Et de fait, Guillaume Farel, prédicateur intrépide, voyageait dans les bagages de l’armée de Berne (selon l’excellente expression de l’historien Henri Naef). Il prêchait partout où le pouvoir bernois s’étendait. En particulier dans le Chablais, il prêcha avec l’aide de Christophe Fabri, dit Libertet, et de Rhetitius, deux autres prédicateurs réformés.
Les populations, à Thonon et aux environs, étaient donc partagées entre sympathisants et adversaires de la Réforme. MM. de Berne tenaient à ce que les gens acceptent la Réforme par conviction et non par force.
Le théâtre comme moyen d’évangélisation
Un de ces personnages qui avait déjà été touché par la réforme avant l’arrivée des Bernois, était un gentilhomme, Michel de Blonay, appartenant à l’illustre et très ancienne maison de Blonay, dont une branche était inféodée en Chablais et possédait un château entre Thonon et Évian.

Il monta avec ses jeunes gens une pièce de théâtre, dont le principal personnage était Farel, précisément, qui distribuait des critiques et brocards aux catholiques. Les catholiques, furieux, voulaient brûler Michel de Blonay en effigie !
Le prédicateur Fabri écrivait à Farel, « Néanmoins, le nombre des fidèles augmente journellement. Dans les rues et les carrefours, à chaque instant, on m’invite à expliquer l’Écriture sainte ; on m’écoute avec avidité, et les objections sont respectueuses ».
Comme on le voit, prêcher l’Évangile, cela se fait dans l’église et dans la rue. C’est la discussion de tous les jours.
Le Votation Suisse de l’époque
Un article de la Paix de Steinhausen, conclue en 1529 entre les Cantons catholiques et les Cantons réformés de la Suisse pour mettre fin à la Première guerre de Kappel stipulait que « l’Évangile devait être prêché à ceux qui le désiraient, et qu’il était loisible à chaque paroisse d’abolir la messe et d’établir le nouveau culte à la pluralité des voix ».
Ce ne sont pas des principes propres à la Réformation, ni des avant-goûts de la démocratie moderne, dont l’idée naîtra chez les théoriciens des XVIIe et XVIIIe siècles. Ce sont des vieux principes communaux médiévaux.
Le Contre-Réforme
Après les années de guerre contre Genève, vinrent les années d’efforts pour changer la religion des régions restituées par Berne. C’est là que Charles-Emmanuel s’est montré prince de la Contre-Réforme, mais d’une manière intermittente, alors qu’il ne cessait jamais d’être un prince politique ambitieux. De toute manière, ce qui caractérise la Contre-Réforme, c’est l’imbrication inextricable des ambitions politiques avec les buts religieux.
Saint François de Sales et le Chablais
Le cas du Chablais est, à cet égard, assez caractéristique. Dès septembre 1594 et surtout en 1597, le futur saint François de Sales – qui n’était pas encore évêque, mais déjà prévôt du Chapitre épiscopal de Genève-Annecy – partit pour la Chablais, sur ordre du duc de Savoie, accompagné de son frère, le chanoine Louis de Sales. Ces deux hommes partirent à pied, n’emportant avec eux que la bible et les Controverses de Bellarmin. Ils avaient aussi une lettre de recommandation pour le gouverneur du Chablais, le baron d’Hermance.
Un départ difficile pour la reconquete religieuse en Chablais
La ville de Thonon était encore si protestante que le gouverneur craignit de laisser ces deux hommes dormir à Thonon, et fit en sorte que chaque soir ils se retirent dans la forteresse des Allinges, qui domine Thonon, pour dormir en sûreté. Et chaque jour, François de Sales redescendait à Thonon et y prêchait. Or c’était un grand prédicateur, qui s’exprimait avec une délicatesse exquise et une grande abondance d’images évoquant la nature ; le style fameux du grand écrivain, de l’auteur de l’Introduction à la vie dévote et du Traité de l’amour de Dieu. Le public restait un peu clairsemé, mais il y avait quelques fidèles. Au bout de deux ans de prédications, le futur saint n’avait converti que deux personnes, mais des gens de qualité, l’avocat Pierre Poncet, et le baron d’Avully (Antoine de Saint-Michel, baron d’Avully, dont le château est au pied des Voirons, près de Brenthonne).
Les méthodes utilisé pour (re)convertir au Catholicisme les Chablisiens
En novembre 1596, François de Sales fit un rapport au duc de Savoie, avec de nouvelles demandes : il faudrait huit prédicateurs, 16 à 18 curés pour les 45 paroisses du pays, un curé et six prêtres à Thonon même.
- Éloigner le ministre protestant et le maître d’école, hérétique lui aussi.
- Distribuer des récompenses, notamment aux nouveaux convertis, semer la terreur par de bons édits… (d’après le résumé de Claparède, Histoire de la réformation en Savoie). Une partie de ces points furent accordés ou promis.
Le Duc oblige Thonon de choisir
- Entre temps, le duc Charles-Emmanuel était venu en personne à Thonon, accompagné du légat du pape et d’autres personnages importants. Le 20 septembre, le régiment de Martinengo garnit les principales rues de Thonon d’une double file de soldats, entre lesquelles devait défiler tous les bourgeois de la ville, jusqu’à la Maison de Ville. Le duc les attendait dans la grande salle, leur disant : « Tous ceux qui portent la Croix blanche dans le coeur [la croix de Savoie], qui sont de notre religion ou qui désirent l’être, se mettent à ma droite, et ceux qui portent les couleurs noires de l’hérésie et qui préfèrent le schisme de Calvin à l’Église de Jésus-Christ, passent à ma gauche ».
Puis Charles-Emmanuel se tourna vers ceux de gauche : « Sortez d’ici, indignes d’être portés sur la terre, et dans trois jours videz mes États ».
- Un édit précisa les choses : les habitants restés à Thonon devaient obligatoirement assister aux prédications catholiques, etc.
Les départs du Chablais pour l’exile
Les départs pour l’exil furent nombreux ; ils s’échelonnèrent aussi au cours des années suivantes. L’historien vaudois Vuilleumier rappelle par exemple qu’en 1602, un agriculteur de la paroisse d’Orsier, au sud des Allinges, alla s’installer à Montreux : c’était l’ancêtre de la « nombreuse et florissante famille des Chavanne, devenue bourgeoise de Vevey et de Lausanne, qui n’a pas fourni moins d’une vingtaine de pasteurs à l’Église vaudoise, sans compter des savants, hommes et femmes de lettres, poètes et peintres, banquiers, magistrats, dont elle a enrichi notre pays » (t. II, p. 41).
Conclusion
l’Histoire de l’Église réformée du Pays de Vaud d’Henri Vuilleumier, qui était professeur d’histoire ecclésiastique à la Faculté de théologie de Lausanne, et qui a dû rédiger ces lignes dans les années 1920 environ.
« Après quoi une question se pose, à laquelle il est difficile de se soustraire. Ce que le duc de Savoie a fait en 1598, MM. de Berne ne l’avaient-ils pas fait en 1536 ? N’est-ce pas par voie de contrainte, en vertu de leur souveraineté issue d’une conquête à main armée, qu’ils ont procédé, les uns autant que l’autre ? Et les Bernois ne s’étaient-ils pas servis de Farel, de Viret et, en ce qui concerne plus spécialement le Chablais, de Christophe Fabri, comme Charles-Emmanuel l’a fait, un demi-siècle plus tard, du père Chérubin et de François de Sales ? –
La Politique décide au finale ?
Voici, ce qu’on peut répondre à ces questions. … Les Bernois, non moins que le duc avaient jeté dans la balance tout le poids de leur autorité. En cela leur conduite à tous deux a été conforme au droit public du temps, avec cette différence aggravante pour les Bernois, comme du reste pour tous les gouvernements protestants de l’Europe, que la voie arbitraire était dans l’esprit de l’ancienne Église. C’est alors qu’a germé l’idée de tolérance d’abord, puis celle de liberté de croyance et de culte ; et c’est alors que l’on admit que, sous certaines conditions, des confessions religieuses pourraient coexister sous un même gouvernement politique.
Cela dit, il n’est que juste de noter les différences… entre la façon dont l’un, le duc, et les autres, les seigneurs de Berne, ont usé de leur autorité souveraine : « [Berne] n’imposait pas la Réforme contre le gré unanime de ses nouveaux sujets. Il en a été tout autrement de la Contre-Réformation du duc de Savoie.
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