Conférence prononcée le 3 mai 2014 au Château de Ripaille lors de la visite des AMIDUMIR par M. Alain Dufour Le Chablais français est aujourd’hui une région majoritairement catholique, mais elle a été, pendant une bonne partie du XVIe siècle, une région protestante. Que s’est-il passé ? C’est ce que je vais tenter de vous raconter ce matin.
Nous sommes au début de l’année 1536. Presque toute la Suisse romande actuelle était encore savoyarde, à l’exception des Cantons suisses de Fribourg, Neuchâtel et Valais, et de la ville de Genève bien sûr.
MM. de Berne, qu’un vieux contentieux opposait au duc de Savoie, avaient prêté des sommes considérables à ce prince, tout en demandant le Pays de Vaud en gage. Or le duc Charles, engagé dans force affaires embrouillées, était absolument hors d’état de rembourser. Les Bernois, après l’avoir mis en demeure de payer ses dettes, lui déclarèrent la guerre.
Ce n’était pas dans les habitudes des républiques helvétiques – on disait alors les Ligues suisses ou les Ligues de la Haute Allemagne –, mais ce duc, Charles III selon les historiens de chez nous, ou Charles II selon les historiens savoyards –, était un insupportable vantard, qui menaçait à chaque instant de s’emparer de Genève, ville combourgeoise de Berne.
Et de fait, il n’avait guère de forces à opposer aux Bernois. Les troupes de Berne, 6 ou 7000 hommes commandés par Jean-François Naegeli, entrèrent dans le Pays de Vaud le 16 janvier 1536, et le premier février ils atteignaient déjà Genève ! Villes, bourgades et villages avaient ouvert leurs portes en les accueillant à bras ouverts. C’était une promenade militaire ! Arrivés à Genève, ils se dirigèrent vers Gex, qui résista : il fallut l’assiéger.
Pendant ce siège arrivèrent des députés de Thonon, qui offraient spontanément leur soumission. Les succès du général Naegeli passaient l’imagination ! Que s’était-il passé ? Il faut savoir que le duc Charles III (ou II) était entré en conflit avec son neveu François I er, roi de France, dont il avait été jusque-là l’allié, car il avait pris le parti de son beau-frère, l’empereur Charles Quint, se trouvant donc du côté des ennemis de la France. Furieux, François I er entra militairement en Savoie et au Piémont, conquérant en très peu de temps la majeure partie des états du duc de Savoie, à qui il ne restait plus que la petite ville de Verceil en Piémont. Au moment où il assiégeait Gex, Naegeli reçut la visite d’un envoyé de François I er, qui précisa que le roi de France prenait la Savoie proprement dite pour lui, mais laissait aux Bernois le Chablais et les environs de Genève.
Naegeli, qui songeait à se diriger vers le Faucigny, y renonça, et acheva la conquête de Gex, du pied du Salève et du Chablais. En Chablais, il s’arrêta à Thonon, car les Valaisans, de leur côté, s’étaient avancés par Saint-Gingolph jusqu’à Évian compris, la Dranse faisant la limite, dès lors, entre Berne et le Valais. Ce faisant, il élargissait la conquête du Pays de Vaud, qu’il avait achevée en quinze jours, en prenant des terres qui n’avaient pas été données en gage : un surplus, en somme. Cet « abonné à la victoire » avait aussi eu l’arrogance de dire aux Genevois, qui avaient salué son arrivée comme celle d’un nouveau Moïse, tirant Israël de la servitude : « Bien entendu, vous aussi reconnaissez la souveraineté de MM. de Berne ! ». A quoi, comme vous le savez, les Genevois ont répondu qu’ils ne s’étaient pas battus jusqu’au sang pour maintenir leur liberté, pour ne pas la conserver maintenant, en qualité de bons et loyaux alliés et combourgeois de Berne. Naegeli et ses supérieurs du Conseil de Berne acceptèrent cette ferme réponse, et ce fut le commencement d’une période de bonnes relations entre amis et alliés confédérés, quoique riche aussi en querelles concernant tel ou tel droit que Genève avait hérité de son évêque, du chapitre de Saint-Pierre ou de l’Abbaye de Saint-Victor.
MM. de Berne avaient prévu que la conquête des nouveaux territoires devait permettre la libre prédication de l’Évangile. Et de fait, Guillaume Farel, prédicateur intrépide, voyageait dans les bagages de l’armée de Berne (selon l’excellente expression de l’historien Henri Naef). Il prêchait partout où le pouvoir bernois s’étendait. En particulier dans le Chablais, il prêcha avec l’aide de Christophe Fabri, dit Libertet, et de Rhetitius, deux autres prédicateurs réformés.
Comme dans toute l’Europe de la pré-réforme, se trouvaient çà et là des hommes et des femmes que les doctrines réformées avaient déjà atteints ou convaincus. Ceux-là venaient à la rencontre de Farel et de ses auxiliaires pour se joindre à eux. A Thonon, ce fut le cas de Girard Pariat, religieux de l’ordre de S. Augustin, docteur en théologie, qui avait déjà parlé de l’Evangile aux gens de Thonon. A son sujet, Farel écrit de Genève à Fabri, devenu le principal pasteur de Thonon : prêchez en alternance, Pariat et toi, ainsi Pariat apprendra le métier et deviendra un excellent ministre de l’Évangile.
Les populations, à Thonon et aux environs, étaient donc partagées entre sympathisants et adversaires de la Réforme. MM. de Berne tenaient à ce que les gens acceptent la Réforme par conviction et non par force. Ce qui ne se réalisa pas sans luttes, disputes et conflits. Par exemple, le 7 mai 1536, Christophe Fabri écrit à Farel : « Pendant le prêche, un homme furieux apparut criant : « Méchant diable, descend ! ». Mon hôte le fit sortir de l’église, en le poussant du plat de son épée. A la fin du prêche on entendit le tocsin sonner, et tous les habitants catholiques de la ville se précipitèrent en armes sur nous, qui causions devant la porte. Vu leur masse, il fallut s’enfuir et trouver refuge dans la maison du lieutenant, où nous étions comme assiégés ».
Une autre fois, entre en scène un de ces personnages qui avait déjà été touché par la réforme avant l’arrivée des Bernois, un gentilhomme, Michel de Blonay, appartenant à l’illustre et très ancienne maison de Blonay, dont une branche était inféodée en Chablais et possédait un château entre Thonon et Évian. Dans la correspondance de Fabri avec Farel, ce personnage est désigné par le nom d’« abbé », de sorte que certains vieux historiens l’ont cru abbé d’un monastère catholique, ce qui rendait ses faits et gestes incompréhensibles. C’est Herminjard, un excellent historien vaudois, qui a expliqué cette énigme : dans le Pays de Vaud – et en Chablais aussi – on appelait abbaye la confrérie des « enfants de la ville », qui se réunissait pour tirer à l’arc ou à l’arquebuse et pour banqueter (comme le Noble exercice de l’arc et de l’arquebuse à Genève). Cet « abbé » sui generis monta, avec ses jeunes gens une pièce de théâtre, dont le principal personnage était Farel, précisément, qui distribuait des critiques et brocards aux catholiques. Les catholiques, furieux, voulaient brûler Michel de Blonay en effigie ! (ces quelques rares détails nous sont transmis par le premier biographe de Farel, nommé Olivier Perrot, pasteur neuchâtelois écrivant vers 1640).
Il est curieux de voir qu’en ces débuts de la réforme à Thonon, une pièce de théâtre a marqué ces événements. Ce sont les lettres de Fabri à Farel qui nous renseignent le mieux sur cette époque mouvementée. Celle du 18 avril 1536 nous semble particulièrement intéressante ; elle est écrite en latin, mais voici comment Herminjard la résume : « Hier, nous avons célébré la Sainte Cène devant les Commissaires de Berne et un auditoire nombreux. A la sortie de l’église, on a publié un édit qui défend, pour le moment, de détruire les images. La messe ne pourra se célébrer qu’après le sermon. Les papistes ayant demandé, mais en vain, qu’il nous fût interdit de dépasser une certaine heure, ils se sont donné le mot et ont fait une procession pour montrer qu’ils sont encore nombreux. Néanmoins, le nombre des fidèles augmente journellement. Dans les rues et les carrefours, à chaque instant, on m’invite à expliquer l’Écriture sainte ; on m’écoute avec avidité, et les objections sont respectueuses ». Comme on le voit, prêcher l’Évangile, cela se fait dans l’église et dans la rue. C’est la discussion de tous les jours.
Mais cette lettre mentionne aussi les Commissaires de Berne : de quoi s’agit-il ? En effet, Messieurs de Berne prenaient soin d’organiser les territoires conquis selon des principes bien définis. Nous avons déjà dit, tout à l’heure, que MM. de Berne tenaient à ce que les gens acceptent la réforme par conviction et non par force. Ce n’est pas simplement un embellissement des historiens patriotes. Non, il y a quelque chose là-derrière. Lorsque le Conseil de Berne écrivait à Farel en 1530 déjà (Farel était à Aigle et venait d’être appelé par les gens de Morat), ils l’autorisaient à annoncer la Parole de Dieu à tous ceux de leurs sujets et combourgeois qui manifestaient le désir de l’entendre : ils appliquaient par là un article de la Paix de Steinhausen, conclue en 1529 entre les Cantons catholiques et les Cantons réformés de la Suisse pour mettre fin à la Première guerre de Kappel.
L’article en question stipulait que dans les terres « médiates » ou bailliages communs, ou dans les territoires des alliés ou combourgeois des villes suisses, l’Évangile devait être prêché à ceux qui le désiraient, et qu’il était loisible à chaque paroisse d’abolir la messe et d’établir le nouveau culte à la pluralité des voix. D’abord, il faut remarquer que cette règle s’applique aux bailliages communs et aux terres des villes alliées, et non aux cantons eux-mêmes, qui s’étaient déjà répartis entre cantons évangéliques et cantons catholiques. Deuxièmement, la consultation paroissiale à la pluralité des voix, était un principe remontant au droit communal du Moyen Age, à cette période des XIVe et XVe siècles qui a vu naître la Confédération suisse, les assemblées de communiers, ou les assemblées des vallées, marques de leur autonomie. Ce ne sont pas des principes propres à la Réformation, ni des avant-goûts de la démocratie moderne, dont l’idée naîtra chez les théoriciens des XVIIe et XVIIIe siècles. Ce sont des vieux principes communaux médiévaux. MM. de Berne ne les avaient pas oubliés, et leurs Commissaires se rendaient dans chaque paroisse du Pays de Vaud – ou, ici, du Chablais – pour voir si le moment convenait pour consulter les « communiers » (il s’agit, bien sûr, des hommes seulement ; les documents précisent volontiers : les hommes en état de porter les armes, ou bien les chefs de famille), et leur demander : voulez-vous adopter la réforme, oui ou non ? On appelait cela le « Plus », terme que l’on trouve dans les chroniques et documents du temps. (On consultait les communes dans d’autres cas aussi, comme pour ratifier un traité de paix, ou créer un nouvel impôt). A Morat, par exemple, on était dans un bailliage commun appartenant à Berne et à Fribourg.
La décision d’adopter la réforme fut prise grâce à un « Plus », tenu en présence des représentants des gouvernements de Berne et de Fribourg. Il y a des cas où le Plus maintenait la messe en excluant la réforme : ce fut le cas à Echallens, où le catholicisme s’est maintenu jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, avec l’appui des Fribourgeois. Ailleurs, il a fallu répéter la consultation jusqu’à ce que la majorité apparaisse clairement. D’autres fois, on sentait que la majorité ne serait pas encore assurée à la réforme, et l’on remettait le Plus à plus tard. L’un des six Commissaires bernois qui arrivaient à Thonon en mai 1536, Jean-Rodolphe Naegeli (le frère du conquérant), devint aussitôt bailli de Thonon. Ce personnage sera dès lors le plus ferme soutien du pasteur Fabri. Mais ces six Commissaires ont-ils organisé le Plus ? Il ne le semble pas. Ils ont vu les catholiques défiler en procession, ils étaient visiblement trop nombreux. L’ont-ils fait plus tard ? Les documents ne le mentionnent pas.
A côté du Plus, un autre élément essentiel de la réformation des églises, ce sont les « Disputes ». La réformation s’était établie à Berne même à la suite de la Dispute de Berne du 6 janvier 1528. De même à Genève, après la Dispute de Rive de 1535. MM. de Berne organisèrent une Dispute à Lausanne, le 1er octobre 1536, qui attira une grande foule et force théologiens. Les pasteurs et le clergé catholique du Chablais, dont Fabri, y étaient convoqués, et Fabri eut l’occasion d’expliquer qu’une dispute avait été prévue en août à Thonon, mais que le cordelier Bruny, qui devait soutenir le point de vue catholique, ne s’était pas présenté. Qu’il fallait donc que ceux de Thonon puissent s’exprimer à Lausanne. On leur donna alors la parole. Pariat et Claude Clementis déclarèrent partager l’avis de Fabri.
Quant aux prêtres catholiques qui étaient venus du Chablais, ils déclarèrent se joindre à la protestation des chanoines de Lausanne, lesquels, dès l’ouverture de la Dispute, s’étaient bornés à protester contre le fait même de disputer, estimant que seul le Concile général avait le droit de s’exprimer sur ces questions fondamentales. D’une manière générale, au cours de cette Dispute de Lausanne, les prédicateurs réformés se montrèrent fort zélés tandis que leurs adversaires se limitèrent à des protestations négatives. De sorte que l’ensemble se présenta comme une sorte de triomphe de la réforme. Dès lors, le Pays de Vaud dans son ensemble put être considéré comme adhérent à la réformation.
Et en Chablais, MM. de Berne purent envoyer une circulaire, le 19 octobre 1536, donnant ordre de renoncer aux images et statues. En décembre de la même année, un « Édit de réformation » supprima la messe, établit la Cène trois fois l’an. On laissait aux membres du clergé catholique leurs prébendes s’ils se rangeaient à la réforme, sinon ils devaient partir. Un certain nombre de monastères furent fermés et leurs biens saisis, mais il y eut des exceptions : la chartreuse du Vallon a subsisté pendant toute la période bernoise, comme celle de Pommier au pied du Salève. Il y eut des arrangements spéciaux pour certains seigneurs, comme dans le Pays de Vaud, avec le comte de Gruyère, la baronne de La Sarraz, et autres.
Plus tard, un Consistoire fut installé à Thonon et un autre à Ballaison ; un hôpital à Filly et un autre à Ripaille… La classe de Thonon, vers 1560, comptait 29 ministres. Bref, voilà le protestantisme installé dans le Chablais, entre Thonon et Collonge-Bellerive, où commençait le bailliage de Ternier. Avec ses exceptions, ses mini-drames qu’on ne finirait pas d’énumérer.
Mais, car il y a un mais… Les Bernois n’avaient pas les mêmes droits sur les territoires entourant Genève, Gex, Ternier et le Chablais, que sur le Pays de Vaud, qui gageait un prêt consenti au duc de Savoie. Les trois bailliages, eux, avaient été conquis de surcroît, avec, en général, le consentement des populations, et celui du roi de France, qui conquérait, de son côté, le reste de la Savoie et du Piémont. En 1559, à la suite d’une guerre qui avait opposé le roi de France Henri II à l’empereur Charles-Quint, qui s’était terminée par la victoire impériale de Saint-Quentin, Henri II avait dû restituer ses états au nouveau duc de Savoie, EmmanuelPhilibert, qui précisément avait commandé l’armée impériale à Saint-Quentin. Le jeune duc retrouvait ainsi ses états et épousait en même temps la sœur du roi Henri II, Marguerite de France.
Quelques années après, en 1564, MM. de Berne furent invités à rendre au même duc les trois bailliages, Chablais, Gex et Ternier. Cette restitution fut réglée par le traité de Lausanne de 1564, qui prévoyait notamment que la religion réformée, installée dans ces contrées, serait entièrement respectée, et le duc veillerait aux traitements des ministres, qui devaient être assurés par les revenus ecclésiastiques produits par la région.
Le duc Emmanuel-Philibert de Savoie, dit le Grand, puisqu’il avait restauré les états de Savoie, a eu droit à une belle statue équestre au centre de la ville de Turin, Piazza San Carlo, où on le voit remettant son épée au fourreau. Homme de paix, il respecta, sa vie durant, les clauses du traité de Lausanne, laissant aux habitants du Chablais, de Ternier et de Gex, leurs pratiques religieuses protestantes. En 1572, il fonda l’ordre des chevaliers des SS. Maurice et Lazare, à la sollicitation du pape, qui déclara, par une bulle de 1575, que tous les bénéfices ecclésiastiques de la région devait leur revenir, à charge de pourvoir les paroisses de curés si l’occasion se présentait. Mais le duc ne prit aucune mesure pour l’exécution de cette bulle.
En 1580, Emmanuel-Philibert mourut, et son fils Charles-Emmanuel lui succéda, vrai prince de la Contre-Réforme, rêvant de reconquérir Genève. Ce furent alors des années de guerre entre Genève et la Savoie, de 1589 à 1593, dont vous avez tous entendu parler, et qui n’ont rien changé à la situation politico-religieuse de la région, sinon causé une grande misère, due aux calamités de la guerre.
Saint François de Sales
Le cas du Chablais est, à cet égard, assez caractéristique. Dès septembre 1594 et surtout en 1597, le futur saint François de Sales – qui n’était pas encore évêque, mais déjà prévôt du Chapitre épiscopal de Genève-Annecy – partit pour la Chablais, sur ordre du duc de Savoie, accompagné de son frère, le chanoine Louis de Sales. Ces deux hommes partirent à pied, n’emportant avec eux que la bible et les Controverses de Bellarmin. Ils avaient aussi une lettre de recommandation pour le gouverneur du Chablais, le baron d’Hermance.
La ville de Thonon était encore si protestante que le gouverneur craignit de laisser ces deux hommes dormir à Thonon, et fit en sorte que chaque soir ils se retirent dans la forteresse des Allinges, qui domine Thonon, pour dormir en sûreté. Et chaque jour, François de Sales redescendait à Thonon et y prêchait. Or c’était un grand prédicateur, qui s’exprimait avec une délicatesse exquise et une grande abondance d’images évoquant la nature ; le style fameux du grand écrivain, de l’auteur de l’Introduction à la vie dévote et du Traité de l’amour de Dieu. Le public restait un peu clairsemé, mais il y avait quelques fidèles. Au bout de deux ans de prédications, le futur saint n’avait converti que deux personnes, mais des gens de qualité, l’avocat Pierre Poncet, et le baron d’Avully (Antoine de Saint-Michel, baron d’Avully, dont le château est au pied des Voirons, près de Brenthonne). En novembre 1596, François de Sales fit un rapport au duc de Savoie, avec de nouvelles demandes : il faudrait huit prédicateurs, 16 à 18 curés pour les 45 paroisses du pays, un curé et six prêtres à Thonon même. Éloigner le ministre protestant et le maître d’école, hérétique lui aussi.
Distribuer des récompenses, notamment aux nouveaux convertis, semer la terreur par de bons édits… (d’après le résumé de Claparède, Histoire de la réformation en Savoie). Une partie de ces points furent accordés ou promis.
Mais surtout, en 1597, un nouveau personnage apparaît dans la région : le Père Chérubin, cordelier de Maurienne, avec quelques autres capucins. Ceux-là paraissaient mieux adaptés aux circonstances. Le père Chérubin a une voix tonitruante (comme naguère Farel !), et surtout, avec ses confrère, il organise des grandes mises-en-scènes qui frappent les imaginations. Le premier théâtre de leurs exploits ne se situe pas en Chablais, mais à Annemasse, où ils organisent en août 1597 les Oraisons des Quarante Heures. Pour cela, le duc de Savoie envoya 500 écus, qui permirent notamment de bâtir une tente colossale en forme d’église, pour la présentation du Saint Sacrement, avec une croix colossale par devant, garnie de plaques métalliques qui reflétaient les rayons du soleil, au point (dit un récit des capucins) de jeter des éclairs qui atteignaient même le fond des sombres ruelles de Genève ! On peut juger, à ces détails, jusqu’où peut aller l’exagération, car cette croix resplendissante se trouvait à environ dix kilomètres de la ville ! Beaucoup de « belles et dévotes comédies » furent jouées à l’occasion de cette fête magnifique, qui entraîna, parait-il, une foule de conversions.
Un chroniqueur genevois fait écho à ces événements par ces mots : « Certain Capucin très impudent et très ignorant, nommé Chérubin, se vantoit alors par la Savoye qu’il avoit présenté la dispute aux ministres de Genève ». La nouvelle contient quelque chose de vrai : deux orfèvres de Genève, nommés Corajod et Gradelle, étaient venus à Annemasse pour entendre prêcher Chérubin, et avaient offert leurs services pour organiser une rencontre (ou dispute) avec les pasteurs de Genève ; ils avaient réussi même à intéresser à leur projet les pasteurs Simon Goulart et Charles Perrot. Mais les autres pasteurs, la majorité de la Compagnie, poussa des cris d’indignation à l’ouïe de ce projet. Irait-on exposer la Vérité aux singeries de cet histrion ? Corajod et Gradelle furent sévèrement tancés.
Au début de 1598, les capucins s’installèrent à Thonon. Allaient-ils y remporter les mêmes succès qu’à Annemasse ? Le projet d’une dispute avec les pasteurs de Genève fut remis sur pied, mais les pasteurs de Genève ne répondaient pas. Sur ce, au mois de mars, on vit se promenant à Ripaille et admirant le lac, le professeur Hermann Lignaridus, professeur de théologie à Genève (remplaçant de Théodore de Bèze, alors trop âgé pour enseigner), accompagné d’un ou deux de ses étudiants. Chérubin le sut et envoya aussitôt des gens pour l’inviter à la discussion. Lignaridus vint donc à Thonon avec ses étudiants, et répondit pendant deux jours aux questions de Chérubin, et l’attaquant à son tour, notamment sur les livres apocryphes que les bibles catholiques publient en plus des livres du canon de Nicée (les Macchabées, l’Ecclésiastique, les 3e et 4e livres d’Esdras). Lignaridus, en bon Allemand, ne parlait pas le français : il disputait en latin. Cela ne devait pas gêner Chérubin, car tous les théologiens de ce temps-là parlaient et surtout enseignaient en latin (langage international).
Inutile de dire que pour le public thononais, cette dispute en latin ne disait pas grand-chose. Au bout de deux jours, Lignaridus déclara qu’il devait reprendre son enseignement à Genève, et partit. On lui fit promettre de revenir, mais il ne revint pas. C’est vers ce temps-là qu’il quitta Genève pour répondre à un appel des Bernois. Il enseigna à Berne, dès lors. Gageons qu’il avait gardé un mauvais souvenir de Thonon. Les Genevois cherchèrent à le faire revenir, mais n’obtinrent de lui que de lui faire écrire une Réponse à un récit de cette dispute écrit très tendancieusement par le sieur d’Avully, le montrant pourfendu par Chérubin. Lignaridus, propose, dans son écrit, des arguments fort valables contre les prétentions du capucin. Mais tout cela restait un peu au-dessus des têtes du peuple, qui avaient espéré une dispute en français, où l’on peut compter les coups et admirer les performances, comme dans un match. Dans les mois qui suivirent, le projet de Dispute reprit corps, grâce au syndic de Thonon, Claude Des Prez, bon protestant, et qui aurait bien aimé que les pasteurs de Genève viennent au secours des protestants de Thonon, pour clore le bec au capucin.
Ce Des Prez connaissait aussi Goulart et plusieurs magistrats genevois, dont Jean Gautier, Jean Sarasin. Ce dernier fit plusieurs fois le voyage de Genève à Thonon, ainsi que Charles Liffort ou Le Fort, lui aussi du Conseil. Ce sont les magistrats qui se sont intéressés à ce projet de dispute, en oubliant, ce qu’ils auraient dû faire dès le début, d’en informer les pasteurs. Ils y pensèrent au mois d’août (nous sommes toujours en 1598).
Le 29 août, les conseillers demandent aux pasteurs d’envoyer l’un des leurs disputer à Thonon, pour soutenir la vérité de notre religion. Que faire, se disait-on à la Compagnie des pasteurs : Messieurs se sont engagés, sans nous consulter ? Et les gens de Thonon insistent, une lettre pathétique de Des Prez évoque ce moment : « Vous sçavez comme, prevoyant le danger, j’ay crié à l’ayde, misericorde, nous perissons, mais quand l’on nous a veu en danger, et que l’on pouvoit nous secourir sans danger, l’on s’est arresté à des considerations humaines, et cependant les orages ont mis en pieces nostre fresle vaisseau… » (lettre à Simon Goulart, 1er oct.).
Les pasteurs ont soigneusement délibéré. La majorité a suivi l’avis de Théodore de Bèze, qui était de répondre « que quant à ceste Eglise et Estat, il n’avoit besoin de dispute ni d’aucune instruction nouvelle, mais que, quant à lui [le p. Chérubin], s’il desiroit d’estre mieux enseigné, il pouvoit conférer avec tel des pasteurs de ceste Eglise qu’il voudroit ». Réponse quelque peu dédaigneuse.
Mais il faut remarquer 1°) que Bèze souffrait à l’idée que les vérités de la Religion fussent débattues en public, d’une manière théâtrale, voire histrionique, avec un public qui compte les coups, applaudit ou conspue ; 2°) qu’il voyait bien qu’il allait s’agir d’une dispute organisée dans le but d’imposer aux sujets la religion du prince, et non d’une dispute destinée à restaurer l’unité du christianisme, déchirée entre catholiques et protestants.
Ce second type se trouvait défini dans un petit traité de Duplessis-Mornay sur le Concile (programme, soit dit entre parenthèses, impraticable au XVIe siècle, siècle de luttes religieuses impitoyables, et encore difficile de nos jours, alors que l’oecuménisme se répand peu à peu). Il s’agissait bien du premier type de dispute – c’est-à-dire où le juge serait le duc lui-même ou ses agents. Dans ses lettres, Chérubin avait mentionné, non pas le duc, mais François de Sales et le président Antoine Favre comme présidents de la dispute.
Bèze ne se trompait pas. Sur ce point, il nous semble que les historiens catholiques sont un peu trop prompts à penser que les pasteurs de Genève avaient refusé la dispute en laissant tomber leurs coreligionnaires de Thonon par peur d’affronter le redoutable Chérubin.
Disons plutôt qu’ils avaient prévu que, quoi qu’il arrive, ils seraient jugés vaincus. Tout l’automne de 1598, on continua à échanger des projets de règlement pour la dispute. Il fut question de disputer par écrit, ou/et par syllogismes. Jusqu’au début de décembre, où le pasteur Antoine de La Faye, chargé de répondre au capucin sans dire non, laissa paraître son humeur, à quoi le P. Chérubin ne répondit rien du tout. Fin du projet de dispute.
Entre temps, le duc Charles-Emmanuel était venu en personne à Thonon, accompagné du légat du pape et d’autres personnages importants. Le 20 septembre, le régiment de Martinengo garnit les principales rues de Thonon d’une double file de soldats, entre lesquelles devait défiler tous les bourgeois de la ville, jusqu’à la Maison de Ville. Le duc les attendait dans la grande salle, leur disant : « Tous ceux qui portent la Croix blanche dans le coeur [la croix de Savoie], qui sont de notre religion ou qui désirent l’être, se mettent à ma droite, et ceux qui portent les couleurs noires de l’hérésie et qui préfèrent le schisme de Calvin à l’Église de Jésus-Christ, passent à ma gauche ».
Puis Charles-Emmanuel se tourna vers ceux de gauche : « Sortez d’ici, indignes d’être portés sur la terre, et dans trois jours videz mes États ».
Un édit précisa les choses : les habitants restés à Thonon devaient obligatoirement assister aux prédications catholiques, etc. Les départs pour l’exil furent nombreux ; ils s’échelonnèrent aussi au cours des années suivantes. L’historien vaudois Vuilleumier rappelle par exemple qu’en 1602, un agriculteur de la paroisse d’Orsier, au sud des Allinges, alla s’installer à Montreux : c’était l’ancêtre de la « nombreuse et florissante famille des Chavanne, devenue bourgeoise de Vevey et de Lausanne, qui n’a pas fourni moins d’une vingtaine de pasteurs à l’Église vaudoise, sans compter des savants, hommes et femmes de lettres, poètes et peintres, banquiers, magistrats, dont elle a enrichi notre pays » (t. II, p. 41).
Ainsi finit l’histoire des protestants du Chablais. En manière de conclusion, permettez-moi de vous lire une belle page de l’Histoire de l’Église réformée du Pays de Vaud d’Henri Vuilleumier, qui était professeur d’histoire ecclésiastique à la Faculté de théologie de Lausanne, et qui a dû rédiger ces lignes dans les années 1920 environ.
Ayant raconté une bonne partie de ce que je vous ai dit, ainsi qu’une montagne d’autres choses, il s’arrête et prend du recul : « Après quoi une question se pose, à laquelle il est difficile de se soustraire. Ce que le duc de Savoie a fait en 1598, MM. de Berne ne l’avaient-ils pas fait en 1536 ? N’est-ce pas par voie de contrainte, en vertu de leur souveraineté issue d’une conquête à main armée, qu’ils ont procédé, les uns autant que l’autre ? Et les Bernois ne s’étaient-ils pas servis de Farel, de Viret et, en ce qui concerne plus spécialement le Chablais, de Christophe Fabri, comme Charles-Emmanuel l’a fait, un demi-siècle plus tard, du père Chérubin et de François de Sales ? –
Voici, nous semble-t-il, ce qu’on peut répondre à ces questions. … Les Bernois, non moins que le duc avaient jeté dans la balance tout le poids de leur autorité. En cela leur conduite à tous deux a été conforme au droit public du temps, avec cette différence aggravante pour les Bernois, comme du reste pour tous les gouvernements protestants de l’Europe, que la voie arbitraire était dans l’esprit de l’ancienne Église, tandis qu’elle constituait une inconséquence de la part des représentants du principe protestant. Il aurait appartenu à ces derniers de rompre sur ce point comme sur tant d’autres avec la tradition romaine et médiévale, et de tirer dès l’abord de leur principe la conséquence de la libre adhésion qui y était impliquée. Mais les chefs de la Réforme, y compris le plus grand nombre de ses chefs spirituels, n’ont pas eu conscience de cette inconséquence…. C’est alors qu’a germé l’idée de tolérance d’abord, puis celle de liberté de croyance et de culte ; et c’est alors que l’on admit que, sous certaines conditions, des confessions religieuses pourraient coexister sous un même gouvernement politique.
Cela dit, il n’est que juste de noter les différences… entre la façon dont l’un, le duc, et les autres, les seigneurs de Berne, ont usé de leur autorité souveraine… » (Ici, nous sautons un paragraphe qui nous éloignerait un peu du Chablais) « [Berne] n’imposait pas la Réforme contre le gré unanime de ses nouveaux sujets. Il en a été tout autrement de la Contre-Réformation du duc de Savoie. A ce moment-là, c’est-à-dire dans la dernière décade du siècle, personne dans le Chablais, j’entends parmi les indigènes, n’avait manifesté le désir de changer de religion… » (Suit une comparaison entre Farel, Viret et Fabri, d’une part, et Chérubin et François de Sales de l’autre, nettement en faveur des premiers. Puis une comparaison entre l’avenir des uns et des autres, qui laisse quelque peu rêveur.) Il y a dans cette page intéressante, de la bonne encre d’un bon historien, des parti-pris protestants un peu marqués, comme de dire que Chérubin et François de Sales n’étaient pas à la hauteur de Farel, Viret et Fabri. C’est injuste en tout cas pour François de Sales. Et le plus important est de relever que Vuilleumier réserve le monopole du progrès et de la démocratie, sortant des principes protestants, à la côte nord du lac, ce qui est bien exagéré. Le petit élément démocratique que nous avons relevé dans l’expansion de la réforme à la mode bernoise, tient à de traditions helvétiques médiévales remontant à l’époque communale, mais non au protestantisme. Terminons enfin en évoquant saint François de Sales : un moment passé à relire telle de ses pages apporte un profond sentiment de joie et d’apaisement. C’est un vieux protestant qui vous le dit !
Flux et reflux de la Réforme (1530-1630)
1. La Réforme genevoise et l’extension en Savoie (document 2) :
La proximité de Genève devait introduire rapidement les idées protestantes en Savoie. De plus, le duché semble offrir un terrain favorable. L’épidémie de démonologie et de sorcellerie que les travaux de l’Université de Lausanne ont récemment bien mis en évidence montre la complicité de l’Inquisition et des pouvoirs locaux, dans un contexte d’angoisse générale des populations devant leur Salut. Les maladresses du duc Charles III (1504-1553), qui veut mettre au pas l’autonomie urbaine de Genève (depuis 1524), son alliance avec Charles-Quint s’ajoutent au succès de la prédication de Guillaume Farel (1489-1565) et au soutien des Bernois, passés à la Réforme en 1528.Le premier sermon public protestant à Genève a lieu le jour de l’an 1533 sur la place du Molard par Antoine Froment. En juillet suivant, l’évêque Pierre de la Baume fuit définitivement la ville. La messe catholique est suspendue le 10 août 1535 et Calvin arrive en juillet 1536.
Charles III a beau chercher de l’aide auprès du pape ou de la catholique Fribourg, faire le blocus de Genève et même l’occuper à deux reprises (en 1530 et en 1534), le pire pour lui vient d’ailleurs : en janvier 1536, les Bernois attaquent pour soutenir les Genevois, et occupent facilement le pays de Vaux et de Gex. En février, c’est au tour des Français d’envahir le duché pour s’assurer la route de l’Italie : la Bresse, puis Chambéry, Montmélian et sa forteresse, puis tout le Piémont tombent entre leurs mains (avril 1537). Cette catastrophe militaire et diplomatique profite à la Réforme. Le duc d’Enghien et les Français soutiennent les réformés. Pendant une courte période les deux cultes catholique et protestant cohabitent en Chablais.
Le Catholicisme ne semble pas prêt à disparaître si facilement. Farel et le ministre Christophe Fabri, dit Libertet, vont prendre des mesures radicales. En janvier, 1536 le culte catholique est supprimé à Thonon, puis à la fin de l’année dans les bailliages de Gex, Ternier-Gaillard et Thonon. En 1537 le culte réformé est organisé : les pays conquis sont partagés entre sept départements ecclésiastiques ou classes » pourvus de pasteurs. Des consistoires sont organisés à Thonon, Gex, Ballaison.
Malgré la guerre, ni le duc jusqu’en 1536, ni François I puis Henri II jusqu’en 1559 et la fin de l’occupation, tous souverains sincèrement catholiques, ne pouvaient se désintéresser de la situation. La crédibilité de leur pouvoir était en jeu. Farel était passé plusieurs fois en Savoie de 1538 à 1540 et Calvin entretenait une correspondance avec ses fidèles de Chambéry ». La Bible de Neufchâtel (1535), traduite en langue vulgaire, est vendue en Savoie par les colporteurs.
Le premier bûcher, allumé sur ordre du nouveau parlement, flambe en 1539 à Annecy pour un châtelain du mandement de Chaumont, Louis Curtet, pour s’être converti à l’Evangile ». La présence protestante en Maurienne est attestée en 1550 (Raphaël Bourdeille est alors brûlé en effigie à Saint-Jean). En 1555, le maître de chapelle de Saint-Jean, Nicolas Martin, dans un noël franco-provençal, avoue son sentiment envers les protestants en un vers-refrain qui ponctue la réfutation de leur doctrine : On devrait les pendre à une crémaillère » (G. Tuaillon). Chambéry est touché : un colporteur de méchants sermons », John Lambert, de Genève, y est brûlé ; des livres interdits sont trouvés dans la cellule du franciscain Caperon en 1549. En 1555, ce sont cinq jeunes gens qui sont brûlés au pont du Reclus, alors qu’ils se rendaient dans les vallées vaudoises, pris avec de méchantes petites bibles en français et une lettre de Calvin ».
Malgré ces quelques cas dramatiques, la répression semble pourtant peu violente, se contentant le plus souvent de bannissements et de simples admonestations. L’attachement au catholicisme des masses, les excès des Bernois dans les territoires occupés, la fermeté des Français (en 1545 a lieu en Provence le massacre des Vaudois) ont finalement assuré la victoire de l’Eglise romaine en Savoie, avant même la Contre-Réforme menée par le duc Emmanuel-Philibert.
1° Flux et reflux de la Réforme (1530-1630) :
SAVOIE | PIEMONT |
1528-1533 : la Réforme triomphe à Berne, puis à Genève | 1523 : Luther demande au duc Charles III de protéger les vaudois de ses Etats |
1536 : Calvin à Genève ; occupation française de la Savoie du Sud et du Piémont; occupation bernoise et genevoise du Chablais, pays de Gex et Genevois : le culte réformé y remplace le catholicisme (1598) | 1532 : synode de Chanforan (Val Luserne) : les vaudois adhèrent à la Réforme calviniste sous l’impulsion de leurs barbes et de Guillaume Farel |
1539 : répression des réformés par les Français (massacre des vaudois du Luberon en 1545) : Louis Curtet brûlé à Annecy | 1535 : bible calviniste bilingue (français/latin) dite d’ « Olivétan » imposée aux vaudois |
1550 : Raphaël Bourdeille brûlé en effigie à St Jean de Maurienne 1555 : 5 protestants brûlés à Chambéry | 1556-58 : création de l’Eglise calviniste du Piémont, malgré l’interdiction par le parlement de Turin. Bûchers à Aoste et Turin |
1559-1561 : Emmanuel-Philibert recouvre ses Etats | 1560-61 : répression par les comtes de Racconigi et Costa de la Trinité. Missions jésuites du père Possevino et collège à Turin (1561) |
1564 : tolérance en Chablais | 1561 : édit de tolérance de Cavour autorisant un culte limité |
1589 : limitation du culte dans les bailliages de Thonon, Ternier-Gaillard, Gex | 1588 : occupation du marquisat de Saluces peuplé de protestants, par Charles-Emmanuel I, et interdiction du culte |
1594 : début des missions en Chablais et pays de Vaux par François de Sales et Chérubin de Maurienne | 1592-1593 : répression des vaudois |
1597-98 : occupation française | – |
1598 : catholicisme seul autorisé | – |
1599 : fondation de la Ste Maison de Thonon pour la reconquête catholique | – |
1600 : occupation française | – |
1602 : échec de l’Escalade contre Genève | 1602 : arrêt de la répression |
1603 : traité de St Julien avec Genève : les protestants autorisés à résider en Savoie | 1617-23 : répression contre les barbes à Saluces, Suse, Barcelonnette |
1630 : occupation française | – |
2° Les aléas de la politique du prince (1630-1730) :
SAVOIE | PIEMONT |
1622-86 : poursuite des conversions au protestantisme dans les bailliages et de l’émigration savoyarde à Genève | 1655 : Pâques piémontaises ou massacre des vaudois par le marquis de Pianezza : émotion en Europe protestante (Cromwell). Résistance de Josué Janavel |
1630-1670 : cohabitation pacifique des protestants et catholiques au spirituel comme au temporel. Surveillance des protestants par les juges-mages | 1664 : patentes de grâce de Charles-Emmanuel II, sous la pression de Mazarin ; mais limitation de la liberté de culte |
1662 : interdiction du protestantisme en pays de Gex français | 1669 : Jean Léger, Histoire générale des Eglises évangéliques des vallées du Piémont ou vaudois, Leyde |
1685 : révocation de l’édit de Nantes en France par Louis XIV | 1686 : Victor-Amédée II doit interdire le protestantisme ; les troupes franco-savoyardes de Catinat imposent le catholicisme (2000 victimes) |
1686 : répression des protestants français réfugiés en Savoie, sur ordre de Louis XIV à Victor-Amédée II. Interdiction du protestantisme en Savoie | 1687 : exil des vaudois (2700) en Suisse, Allemagne, Ecosse sous la conduite d’Henri Arnaud |
– | 1687-88 : Résistance avec l’aide de l’Europe protestante ; échec du retour des vaudois dans leurs vallées |
– | 1688 : Josué Janavel, Instructions militaires, Genève |
1690-1697 : guerre contre la France ; occupation française | 1689 : Glorieuse rentrée des vaudois depuis Genève avec Janavel et Arnaud |
– | 1690 : résistance des vaudois aux troupes françaises |
1703-1713 : occupation française ; loyauté des protestants | 1697 : nouvelle vague d’exil (Wurtemberg) |
1713 : bourse des Nouveaux-Convertis financée par le roi | 1713 : limitation du culte en Val Pragelas |
1720-1740 : limitation officielle des libertés protestantes (enseignement, domesticité) et cohabitation en pratique des 2 communautés | 1726 : ouverture du temple de Turin ; les vaudois sont reçus comme « suisses » dans l’armée sarde |
– | 1730 : réitération des interdits concernant les protestants |
b) : Développement :
1° Flux et reflux de la Réforme protestante (1530-1630)
La réforme protestante triomphe à Genève en 1533. La défaite militaire du duc de Savoie Charles III face aux Bernois-Genevois et aux Français en 1536 assure son succès et elle s’installe solidement au Sud et à l’Ouest du lac Léman. L’influence des idées de Calvin et de Farel s’étend sur Chambéry et la Maurienne. En 1532, au synode de Chanforan (Val Luserne, Piémont), la vieille hérésie médiévale des « Pauvres de Lyon » adhère au Calvinisme et à un modèle suisse et francophone. Signant la paix avec la France (1559) et avec Berne (1564), le nouveau duc Emmanuel-Philibert retrouve ses Etats et joue l’apaisement dans les questions religieuses en accordant en 1561 un édit de tolérance pour les protestants de son duché. Son successeur, Charles-Emmanuel I va mener, sans autre logique que ses intérêts diplomatiques immédiats, une politique tantôt répressive, tantôt bienveillante vis-à-vis des protestants. Tour à tour il soutient les missions de conversion du capucin Chérubin de MaurienneI en Chablais et du jésuite Possevino en Piémont, puis il limite le culte protestant en Chablais en 1589, et l’interdit dans l’ensemble de ses Etats en 1598. Mais ses déboires face à la France de l’édit de Nantes (occupations en 1600 et en 1630), face à Genève (échec de « l’Escalade » en 1602) ne lui permirent qu’une répression en pratique modérée.
2° Les aléas de la politique du prince (1630-1730) :
La situation des protestants de Savoie-Piémont dépend au XVII° siècle très largement de l’attitude de la France à leur égard, et de la nécessité économique de s’entendre avec Genève, tant la Savoie vit dans cette double orbite. Jusque vers 1665, les conversions dans les deux sens sont nombreuses et au quotidien les deux communautés cohabitent assez bien, au grand scandale des autorités religieuses (compagnie des pasteurs de Genève, évêque d’Annecy, nonce apostolique à Turin).
A l’image du durcissement de la situation des huguenots, en particulier en Dauphiné et en Val Pragelas, le duc Charles-Emmanuel II déclenche une très dure répression en 1655 contre les « vallées vaudoises » du Piémont (Pâques piémontaises), malgré la résistance de JanavelI. L’indignation de l’Europe protestante incite le duc à la clémence à Turin en 1664. Lorsque Louis XIV révoque l’édit de Nantes (1685), le duc hésite à poursuivre les Français qui se réfugient à Genève par la Savoie. Louis XIV lui impose en janvier 1686 d’interdire à son tour le protestantisme dans ses Etats. La résistance des vallées vaudoises est écrasée par les troupes franco-savoyardes. L’adhésion de la Savoie à la ligue d’Augsbourg contre la France va sauver les protestants et même permettre à un millier d’entre eux, réfugiés à Genève, de rentrer dans leurs vallées en 1689 (Glorieuse rentrée). Mais les traités de Ryswick (1697) et d’Utrecht (1713) compromettent à nouveau leur existence au début du XVIII° siècle.
Mille ans d’archives – Bulletin de liaison avec les enseignants Numéro 22, novembre 2007 La Réforme protestante en Savoie
Au XVIe siècle, la Réforme protestante a touché surtout la partie Nord du duché de Savoie, autour de Genève. Le reste du duché n’a connu que des petits groupes de protestants, qui n’ont jamais formé une Eglise organisée. Mais les pouvoirs publics (duc de Savoie et Sénat de Chambéry) se sont préoccupés de limiter la propagation du protestantisme, notamment par des textes répressifs, comme les deux documents reproduits ici (2B 8052). Les sources judiciaires sont les seuls documents indiscutables dont disposent les historiens et il est difficile de se faire une idée précise de l’accueil que les idées de la Réforme ont trouvé dans la population locale. Nous connaissons mieux en Savoie les effets de la Réforme catholique issue du Concile de Trente, au travers des très nombreuses églises et chapelles baroques.
La propagation de la Réforme en Savoie s’est faite selon deux zones bien distinctes. Le Chablais occidental, les bailliages de Ternier et de Gex, occupés par les Bernois et les Genevois, devinrent protestants dès 1536 et le restèrent jusqu’en 1598. Le reste de la Savoie (c’est-à-dire l’apanage de Genevois, Faucigny et Beaufortain demeuré neutre, et les autres provinces savoyardes intégrées au royaume de France jusqu’en 1559) ne connut que des infiltrations protestantes. Même si quelques petits groupes de réformés ont existé çà et là, il n’y eut jamais d’Eglises organisées comme en Chablais. Il est difficile de mesurer l’importance réelle de ces infiltrations. Les seuls textes indiscutables dont les historiens disposent sont des documents répressifs (exemple des deux documents reproduits ici) : réglementation anti-réformés, arrêts criminels du Parlement puis du Sénat. Quant aux sentences judiciaires, elles concernent surtout des étrangers, des gens de passage, et ne permettent pas de se faire une idée précise de l’accueil que les idées de la Réforme trouvèrent dans la population locale.
Le Parlement français de Chambéry, puis le Sénat de Savoie, menèrent une lutte énergique contre la propagation du protestantisme, en attendant l’action des évêques réformateurs et le développement de la Réforme catholique. En 1528, l’Assemblée des États de Savoie et d’Aoste, réunis à Chambéry, se prononça fermement en faveur du maintien de la foi catholique. Le duc Charles III promulgua aussitôt un édit établissant que la religion catholique devait être la seule professée dans ses États, prévoyant des peines très graves contre ceux qui prêcheraient les opinions de Luther. A Genève, la propagation de la Réforme avait contraint l’évêque à quitter la ville en 1533 pour s’installer à Annecy, accompagné du chapitre de la cathédrale, des communautés religieuses, de familles catholiques.
En 1541, Jean Calvin, fuyant la France, s’installa à Genève et en devint le chef religieux et politique. Ouvert en 1545, le Concile de Trente lança la Contre-Réforme, avec toute une série de mesures destinées à combattre le protestantisme et surtout à raffermir la foi catholique (respect des obligations religieuses, meilleure formation…). Lorsque le duc Emmanuel-Philibert récupéra la totalité de ses États en 1559, il toléra l’exercice de la religion protestante dans le Chablais et les bailliages de Ternier et Gex, hésitant entre la répression et les moyens de persuasion pour rétablir le catholicisme.
En 1560, il envoya le jésuite Antonio Possevino en mission à travers le Piémont et la Savoie, avec un plan pour lutter contre l’hérésie (formation de l’élite dans des collèges dirigés par des jésuites, instruction du peuple par les petites écoles, diffusion de tracts de propagande religieuse). Cette mission aboutit en 1662 à un arrêt du Sénat de Savoie, véritable programme pratique de Contre-Réforme où la répression du protestantisme se mêlait étroitement aux mesures destinées à imposer la pratique d’un catholicisme intransigeant.
Charles-Emmanuel Ier et la reconquête catholique
S’il ne put reconquérir Genève, Charles-Emmanuel Ier réalisa au moins l’unité catholique de la Savoie. Dès 1589, il restreignit considérablement les facilités accordées par son père aux protestants. Une première mission de reconversion du Chablais par une cinquantaine de prêtres échoua à cause d’une nouvelle guerre malheureuse contre Genève. La paix revenue, le duc envoya le jeune et brillant prévôt du chapitre de l’évêché à Annecy, François de Sales. Délaissant les méthodes souvent brutales d’autres missionnaires, il préconisait une Eglise plus proche des croyants et de leurs préoccupations et rédigea les fameux placards ou tracts (édités en 1572 sous le titre de “Controverses”) en retournant contre les protestants les armes qu’ils avaient utilisées. Malgré des débuts difficiles, par sa patience et sa douceur, par ses prêches, par ses billets, il ramena le Chablais au catholicisme (1594-1598). Devenu évêque de Genève, résidant à Annecy, il consacra une partie de son temps à affermir la foi catholique en Savoie. Les abbayes participèrent aussi à ce mouvement de rénovation. Tamié entreprit sa réforme selon le monastère de La Trappe de Rancé. Des ordres comme les Feuillants s’installèrent à Abondance, à Chambéry. En un siècle, Chambéry eut seize nouveaux couvents, Annecy douze (dont le fameux monastère de la Visitation créé sous l’impulsion de François de Sales et Jeanne de Chantal). A son tour, le clergé séculier, avec les visites pastorales des évêques, les missions des Capucins, Barnabites, Lazaristes, les collèges des Jésuites à Thonon et à Chambéry, participa à l’enracinement de la foi catholique en Savoie au XVIIe siècle. Ce renouveau du catholicisme se traduisit enfin par la construction ou reconstruction de nombreuses églises paroissiales, surtout en Maurienne, Tarentaise et Faucigny entre 1650 et 1750, sur des modèles venus des provinces au-delà des Alpes, favorisant l’épanouissement de magnifiques retables baroques en bois dorés ou polychrome.